APRÈS la lecture de ce roman, je me demandai, non sans appréhension, en quoi ces balles à blanc pourraient être plus inoffensives que des balles réelles. J’étais incapable de répondre et de savoir si j’aimais ce roman. Semblablement, je ne puis préciser si j’aimerais recevoir une fléchette de curare entre les deux yeux ou nager parmi les requins avec une blessure à la jambe.

Je me concentrai sur les points positifs. Ainsi, j’avais ressenti un soulagement profond quand j’avais eu fini ce livre. Certes, j’avais souffert en le lisant, mais pas pour des raisons littéraires. J’appréciais par ailleurs qu’il n’y ait pas de photo de l’auteur sur la jaquette, en cette époque où l’on échappe de moins en moins à la bobine de l’écrivain en gros plan sur la couverture. Ce détail me réjouit d’autant plus que je connaissais le ravissant visage de Mademoiselle Malèze qui eût pu servir d’argument de vente. La notice ne disait pas l’âge de la romancière, pas plus qu’elle ne nous racontait qu’il s’agissait du talent le plus prometteur de sa génération. En foi de quoi, je pouvais conclure que ce bouquin ne manquait pas de qualités.

Grâce à la rubrique « Du même auteur », j’appris que ce n’était pas un premier roman. Elle en avait déjà publié quatre : Sans anesthésie, In vivo, Effractions et Stade terminal. J’éprouvai le désespoir du chevalier qui, se croyant sorti victorieux de l’épreuve, découvre que la dame de ses pensées lui en impose quatre autres du même acabit.

Je les commandai chez le libraire de mon quartier et j’attendis fiévreusement le prochain rendez-vous. Apporterais-je le livre à dédicacer ? Était-ce une bonne idée ? Si j’étais écrivain, aimerais-je que d’aucuns se conduisent ainsi avec moi ? Le prendrait-elle pour un geste déplacé, une familiarité, un empiètement sur sa vie privée ? Je m’arrachais les cheveux sur ces questions d’étiquette qui avaient désormais envahi le peu d’espace social où je me mouvais.

Le jour venu, je mis Balles à blanc dans mon sac à dos, sans avoir décidé d’un plan. Aliénor : j’avais tant cristallisé sur ce prénom qu’il sonnait à mes oreilles comme un diamant. Il faudrait pourtant que j’évite de l’appeler ainsi : cette perspective me parut aussi difficile que de ne pas remercier une harpiste qui aurait joué du Debussy au moment où l’on aurait eu le besoin urgent d’entendre ce genre de beauté.

Aliénor m’accueillit avec une politesse qui me fit mal. La copine neuneu, dans son coin, mangeait une casserole de purée fumante. « Ça réchauffe », me dit-elle d’une voix de bec-de-lièvre. J’opinai et commençai à travailler. Le bâchage s’avéra plus difficile que je ne l’avais cru : la romancière m’aida et je lui avouai honteusement que sans elle, j’aurais dû renoncer et la laisser en proie aux courants d’air avant de revenir avec une équipe.

— Vous voyez, ce n’est pas si vilain, dis-je quand ce fut achevé.

— Le ciel mérite mieux qu’une transparence de plastique, répondit-elle. Quand l’enlèverez-vous ?

— Doucement ! Nous venons à peine de poser cette bâche. Avant fin avril, à votre place, je ne toucherais à rien.

Du grand sac qui contenait la toile de plastique, je sortis le plus petit modèle de chauffage électrique à panneau rayonnant.

— À présent, votre intérieur est isolé, cela vaut la peine de chauffer, commentai-je. Cet appareil consomme beaucoup moins que les convecteurs.

— Je ne vous ai rien demandé.

— Vous n’êtes pas obligée de vous en servir. Mais vous n’allez pas me forcer à le trimbaler la journée entière. Je le laisse ici, je le reprendrai fin avril, avec la bâche.

Elle retira ses mitaines pour en effleurer la surface, comme s’il s’agissait d’un animal domestique que je voulais lui refiler ; sur l’une de ses mains, j’avisai une blessure immonde et ne pus retenir un cri.

— Ce n’est rien, dit-elle. La bouillotte a explosé pendant que je dormais. Je peux m’estimer heureuse de m’en tirer avec une brûlure à la main.

— Vous avez montré ça à un médecin ?

— Inutile. C’est spectaculaire à cause des cloques, c’est tout.

Elle remit ses mitaines. Il faisait si froid dans cet appartement que j’avais l’impression que l’on pourrait y découper l’air en cubes. À l’idée d’abandonner cette fille dans cette geôle glacée, mon cœur se serra.

— Vous parvenez à écrire ici ? balbutiai-je.

— Aliénor ! Une question pour toi !

L’anormale me regarda d’un air ahuri. Moins ahuri que moi. Quoi ! C’était elle, l’écrivain ?

— Vous parvenez à écrire ici ? répétai-je avec terreur, en contemplant les restes de purée tout autour de sa bouche.

— J’aime bien, répondit la bec-de-lièvre.

Pour cacher mon épouvante, j’allai chercher le livre dans le sac à dos.

— Regarde, dit la jolie. Le monsieur a apporté ton roman. Veux-tu le lui dédicacer ?

La créature poussa un borborygme joyeux qui me parut un assentiment. J’aurais préféré donner le bouquin à la mignonne pour qu’elle le lui passe, mais j’eus le courage de le tendre à la vilaine, avec mon stylo. Elle observa ce dernier un très long moment.

— C’est le stylo du monsieur. Il faudra le lui rendre, articula celle dont j’ignorais le prénom.

Aliénor, pensais-je. Depuis que je savais de qui c’était le nom, il avait changé. J’y entendais « Alien ». Oui, elle ressemblait à la chose du film. Ce devait être pour cette raison qu’elle m’inspirait tant d’angoisse.

— Il y a un café à côté, dis-je à la jolie. Voulez-vous boire un verre ?

Elle expliqua à la neuneu qu’elle allait au café avec le monsieur et lui suggéra d’en profiter pour écrire une dédicace digne d’elle. Je me demandai ce que cela pouvait signifier et ce qu’avait à faire la dignité ou l’indignité avec l’état de zombie qui la caractérisait.

Au troquet, elle dut lire les points d’interrogation dans mes yeux, car elle prit la parole aussitôt :

— Je sais. C’est incroyable qu’un tel écrivain soit une attardée. Ne protestez pas, le mot n’est pas admis, mais je le trouve juste et sans mépris. Aliénor est quelqu’un de lent. Le temps qu’elle met à faire la moindre chose lui confère une sorte de talent. Son langage est dénué des automatismes dont le nôtre regorge.

— Ce n’est pas ce qui m’étonne le plus. Son livre est si violent. Aliénor semble si douce et gentille.

— Pour vous, un écrivain gentil, ça écrit des livres gentils ? demanda-t-elle.

Je me sentis le roi des crétins et la laissai parler.

— Vous avez raison sur un point, continua-t-elle, Aliénor est douce et gentille. Elle l’est vraiment, sans calcul. Si je ne m’occupais pas d’elle, les éditeurs la ratiboiseraient.

— Vous êtes son agent ?

— En quelque sorte, même si aucun contrat ne le spécifie. J’ai rencontré Aliénor à la publication de son premier roman, il y a cinq ans. J’avais été séduite par son style et je m’étais rendue au Salon du Livre pour obtenir sa dédicace. En quatrième de couverture, la maison d’édition spécifiait qu’Aliénor Malèze était authentique et singulière et que « sa différence était un enrichissement pour notre société ». Quand je l’ai aperçue, j’ai eu un choc. Une telle innocence crevait les yeux. À son stand, au lieu de prendre le livre qu’on lui tendait ou d’arborer le sourire commercial de qui a quelque chose à vendre, elle se curait le nez avec application sans se soucier des regards désapprobateurs des passants. À ce moment-là, une dame l’a rejointe et je l’ai vue distinctement lui enfoncer le poing dans le bas du dos, tout en l’incitant, de l’autre main, à se saisir du stylo. J’ai aussitôt compris qu’il fallait la protéger.

— Sur Balles à blanc, il n’est pas précisé qu’elle est… différente.

— Dès son deuxième livre, j’y ai veillé. Se servir de son handicap comme argument de vente me choquait, d’autant plus qu’on peut très bien la lire sans savoir ce détail. Quand j’ai obtenu que l’on ne signale plus son problème, l’éditeur a tenté de placer sa photo sur la jaquette. Cela revenait au même, puisque le visage d’Aliénor dit tout. Je me suis battue contre ce projet.

— Avec succès.

— Oui. Le plus difficile a été d’entrer en contact avec elle. Ce n’est pas qu’elle cachait ses coordonnées, elle ne les connaissait pas. J’ai été forcée de la suivre. Et j’ai découvert le pot aux roses : son éditeur l’enfermait seule dans un studio microscopique avec un magnétophone. Une espèce de matonne passait le soir et écoutait la bande sur laquelle Aliénor était censée enregistrer son prochain roman. Si elle estimait que la prisonnière avait bien travaillé, elle lui laissait beaucoup de nourriture. Sinon, rien. Aliénor adore manger. Pourtant, elle ne comprenait rien à ce chantage.

— C’est révulsant.

— Le pire est que je ne pouvais pas empêcher cela. Au terme de longues recherches, j’ai retrouvé ses parents à qui ces Thénardier d’éditeurs avaient assuré que leur fille menait la grande vie à Paris. Je leur ai révélé la vérité. Cela les a scandalisés, mais ils m’ont avoué qu’ils n’avaient plus la force de s’occuper d’elle. J’ai dit que j’étais prête à accueillir Aliénor chez moi et à veiller sur elle. Ils ne se sont pas montrés regardants. Heureusement, car à l’époque j’habitais un bouge invraisemblable à la Goutte-d’Or, en comparaison duquel notre appartement actuel, acheté grâce aux droits d’auteur d’Aliénor, est un palace. Vous vous offusquez que nous n’ayons pas de chauffage. À la Goutte-d’Or, non seulement nous n’avions pas de chauffage, mais nous n’avions pas l’eau courante.

— L’éditeur n’a-t-il pas essayé de s’interposer ?

— Si, bien sûr. Mais les parents avaient mis leur fille sous ma tutelle, ce qui nous protège toutes les deux. Je ne la considère pas pour autant comme ma pupille, d’autant qu’elle est mon aînée de trois ans. En vérité, je l’aime autant que si elle était ma sœur, même si vivre avec elle n’est pas toujours facile.

— L’écrivain, j’ai d’abord cru que c’était vous.

— C’est drôle. Avant de connaître Aliénor, je me croyais capable d’écrire, comme tout le monde. Depuis qu’elle me dicte ses textes, je mesure ce qui me sépare d’un écrivain.

— Elle vous les dicte ?

— Oui. Rédiger à la main lui est très difficile. Et face à un clavier, elle est paralysée.

— Ce n’est pas trop pénible pour vous ?

— C’est la partie de mon rôle que je préfère. Quand j’étais une lectrice lambda d’Aliénor, je ne me rendais pas compte de son art. Sa prose limpide donne envie de devenir auteur, on se dit que ça a l’air facile. Tout lecteur devrait recopier les textes qu’il aime : rien de tel pour comprendre en quoi ils sont admirables. La lecture trop rapide ne permet pas de découvrir ce que cache cette simplicité.

— Elle a une voix bizarre, j’ai du mal à la comprendre.

— Cela fait partie de son handicap. On s’habitue à sa diction.

— De quoi souffre-t-elle exactement ?

— Une variété très rare d’autisme, la maladie de Pneux. Un docteur Pneux a répertorié cette dégénérescence appelée plus communément « autisme gentil ». L’un des problèmes des malades de Pneux est qu’ils ne se défendent absolument pas contre les agressions : ils ne les perçoivent pas comme telles.

Je réfléchis et dis :

— Pourtant, dans son livre…

— Oui. Mais c’est parce qu’Aliénor est un écrivain : en écrivant, elle parvient à formuler ce qu’elle ne voit pas dans le quotidien. Les autres malades de Pneux n’ont pas ce talent, hélas.

— Donc, son talent ne doit rien à son problème.

— Si. Son talent est une défense immunitaire qu’elle n’aurait pas développée si elle n’avait pas été malade. J’ai horreur de la théorie du mal nécessaire, mais il faut reconnaître que sans son handicap, Aliénor n’aurait pas inventé cette écriture-là.

— À part écrire sous sa dictée, en quoi consiste votre rôle ?

— Je suis l’interface entre Aliénor et le monde. C’est une fonction considérable : je négocie avec les éditeurs, je veille sur sa santé physique et mentale, j’achète sa nourriture, ses vêtements et ses livres, je sélectionne sa musique, je l’emmène au cinéma, je lui prépare ses repas, je l’aide à se laver…

— Elle en est incapable ?

— Elle perçoit la saleté comme un phénomène amusant, elle ne voit pas pourquoi elle se laverait.

— Je vous trouve courageuse, dis-je en essayant d’imaginer le nettoyage en question.

— Je dois beaucoup à Aliénor. Je vis à ses frais.

— Vu comme vous travaillez pour elle, ce n’est que justice.

— Sans elle, j’exercerais une profession ordinaire et lassante. Grâce à elle, j’ai une existence digne de ce nom ; je lui dois tout.

Ce qu’elle me racontait me pétrifiait. Il me semblait que je n’aurais jamais supporté son sort. Et elle s’en réjouissait !

Je redoutai qu’elle fût une sorte de sainte. Les saintes exercent sur moi un genre d’impact érotique dû à la seule irritation qu’elles m’inspirent. Ce n’était pas ce que je voulais éprouver pour cette jeune femme.

— Comment vous appelez-vous ? demandai-je, pour couper court à tant de grandeur d’âme.

Elle sourit, comme qui a une sacrée carte à abattre :

— Astrolabe.

Si j’avais été en train de manger, j’eusse avalé de travers.

— Mais c’est un prénom de garçon ! m’exclamai-je.

— Ah ! Enfin quelqu’un qui le sait !

— C’était le fils d’Héloïse et Abélard !

— EDF recrute des scolastiques ?

— Comment vos parents ont-ils eu l’idée de vous appeler Astrolabe ?

— Vous au moins, vous ne pensez pas que c’est un pseudonyme que je me serais choisi pour épater la galerie.

En effet. J’étais bien placé pour savoir que les parents peuvent nommer leur rejeton d’aberrante manière.

— Ma mère s’appelait Héloïse, reprit-elle, et mon père Pierre, prénom d’Abélard. Jusqu’ici, pas de quoi fouetter un chat. Peu après ma conception, mon père est devenu un fanatique de Fidel Castro et a abandonné ma mère pour aller vivre à Cuba. Maman a feint de penser que castriste et castré avaient la même racine. Par vengeance, elle m’a appelée Astrolabe, afin que mon père connaisse son opinion s’il revenait. Il n’est jamais revenu.

— Nommer son enfant par vengeance n’est pas un cadeau qu’on lui fait.

— Je suis de votre avis. Cependant, j’aime mon prénom.

— Vous avez raison. Il est magnifique.

J’aurais voulu que ma curiosité soit partagée. Hélas, elle ne m’interrogea pas sur mon identité. Je me lançai donc de mon propre chef. Après lui avoir expliqué qui était Zoïle, je conclus :

— Nous avons un point commun, vous et moi : un prénom tarabiscoté que nos parents nous ont donné par désinvolture coupable.

— C’est une manière de voir les choses, dit-elle, comme quelqu’un qui veut mettre un terme à une conversation. Aliénor doit avoir fini de dédicacer votre livre à présent. Venez le chercher. Je crois que je vous ai fait perdre assez de votre précieux temps.

Douché, je l’accompagnai chez elle. Quelle erreur avais-je pu commettre ? Ce fut Aliénor qui me sauva ; elle me tendit le bouquin d’un air ravi et glorieux j’y lus cette dédicace : « Pour monsieur, bisous, Aliénor. »

— Elle vous aime bien, constata Astrolabe d’une voix radoucie.

Je ne voulus pas compromettre mon retour en grâce et m’en fus aussitôt. Par gratitude, je décidai que je lirais l’œuvre de cet écrivain avec une attention extrême.

Le Voyage d'hiver
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